Gens de confiance

Nous reprenons aujourd'hui un article du onzième numéro de Socle (magazine édité par "Gens de confiance") qui donne la parole à Nathalie Gerrier, qui depuis la création de Handirect en 1996, œuvre pour l’inclusion des personnes en situation de handicap.

Chaque mois, ils s'esquivent un peu hors du périmètre des petites annonces pour interroger sur le thème qui leur est cher : comment créer ou recréer de la confiance, sous ses multiples facettes, dans la société. Elle en a tellement besoin !

Nathalie Gerrier : « Grâce à la confiance, handicap et professionnalisme peuvent aller de pair ! »
Quand vous demandez à Nathalie Gerrier pourquoi elle a choisi de faire confiance aux personnes en situation de handicap, elle vous répond invariablement d’un désarmant  : «  Et pourquoi pas ? ».
Une évidence qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’en était pas une quand, avec son époux, Christophe, elle a lancé Handirect en 1996, premier réseau national de services administratifs aux entreprises qui emploie 80 % de salariés handicapés ! Un succès qu’elle a choisi de prolonger en prenant la tête de l’association Grandir à l’École et en Société, créée en 2000 pour promouvoir l’inclusion des jeunes handicapés, et en ouvrant, en 2018, un restaurant qui leur réserve 75 % de ses emplois.
C’est cette saga de la confiance qu’elle a acceptée de nous raconter.
 
Vous avez choisi, depuis de nombreuses années, de ne pas séparer votre aventure de chef d’entreprise d’un investissement social au service des handicapés. Comment vous est venu cet engagement ?
Il est d’abord le fruit d’une histoire d’amour. J’ai connu mon mari en 1994 et, en 1996, Handirect est née. C’était un peu notre premier enfant  ! Outre notre envie d’entreprendre, et surtout de le faire ensemble, une révolte nous a rapprochés : refuser l’injustice – je pèse ce mot – subie par les handicapés en matière sociale, et d’abord s’agissant de l’emploi. Les chiffres sont là mais beaucoup les ignorent  : environ 12 millions de Français (soit 1 sur 6) sont touchés par un handicap, dont environ 6,6 % par une déficience cognitive. Or 16 % des personnes handicapées sont au chômage, soit deux fois plus que les actifs – je parle bien sûr de celles en âge de travailler –, soit environ 7 % de la population totale.
Et ces données remontent à 2019, donc avant la crise sanitaire qui, mécaniquement, n’a pu qu’aggraver les choses. Cela vient-il des handicapés eux-mêmes ? Bien sûr que non car, à de très rares exceptions près, la plupart sont en état de travailler moyennant des aménagements matériels souvent moins compliqués qu’on ne le croit. Surtout, ils le désirent ardemment.
 
Alors ?
Alors il faut bien reconnaître que cette situation est le fait des non-handicapés, qui hésitent à faire confiance aux personnes présumées «  différentes  ». Je dis «  présumées  » car il faut tout de même s’entendre sur ce terme : ne serait-ce qu’à cause des affections dues à l’âge, ne sommes-nous pas tous appelés un jour à devenir différents de ce que nous sommes  ? Je cite souvent une phrase de l’écrivain Daniel Tammet, lui-même autiste : « Vous n’avez pas besoin d’être handicapé pour être différent, car nous sommes tous différents »(1). Les dernières statistiques tendent à montrer que cette appréhension envers les handicapés commence un peu à diminuer… «  Un peu  » est le mot  ! L’an dernier, le ministère du Travail révélait que dans le privé, le taux d’emploi des handicapés était désormais de 3,5 %. Contre 2,7 % en 2010. Dans le public, c’est un peu meilleur, avec un taux de 5,5 %. Mais si l’on parle des personnes porteuses de trisomie 21, cela reste très marginal : 1 % seulement d’entre elles travaillent en milieu ordinaire. Et c’est 2 % pour les autistes.
Bref, vous voyez l’ampleur de ce qu’il reste à faire !
 
Vingt-cinq ans après, avez vous l’impression d’avoir été des pionniers, votre mari et vous, en militant pour l’emploi des handicapés ?
Un peu, bien sûr Mais nous l’étions aussi sans le savoir dans le domaine du numérique puisque, bien avant que l’idée ne progresse et s’impose, nous nous sommes dit que l’une des solutions – je dis bien l’une, pas la seule – pour développer l’emploi des handicapés était… le télétravail ! Or qui a besoin, en priorité, de travailler depuis son domicile  ? Ceux qui connaissent des difficultés pour se déplacer. Le modèle économique rejoignait donc l’utilité sociale.
Et c’est ainsi que nous avons démarré tout petits – dans un minuscule appartement situé au cinquième étage sans ascenseur – en proposant aux entreprises des services variés de back office administratif – gestion, saisie, numérisation, téléphone, contrôle, etc. –, services que nous avons progressivement étendus à d’autres domaines moins dématérialisés comme le routage, le colisage, bref, tous les métiers du courrier.

Faire confiance à des personnes en situation de handicap demande un effort auquel tout le monde ne consent pas. Avez-vous senti des réticences dans votre entourage ou dans vos relations de travail  ? Ou de la part des investisseurs ? De la part des investisseurs traditionnels, à commencer par les banques, la réponse est simple : même en rêve, à cette époque, nous ne pouvions espérer quoi que ce soit  ! Qui se souvient qu’en 1995, les prêts étaient à 12, voire à 14 % ? Comme dit Aznavour  : «Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » ! Ouvrir un compte professionnel était un parcours du combattant… Alors trouver des investisseurs  ! Le phénomène des start-up existait à peine, et encore, seulement pour les valeurs technologiques. De ce point de vue, nous étions pourtant en avance car, sans Internet qui démarrait seulement, notre projet n’aurait pas été viable. Dans notre entourage, en revanche, la confiance a été immédiate. Pour jeter les bases de l’entreprise, nous avons fait appel à des amis proches qui, enthousiasmés par le projet, ont pris le risque de nous aider. Et surtout, nous avons mobilisé nos propres fonds. Mon mari a vendu la Cadillac qu’il avait ramenée des États-Unis.
Quant à moi, qui travaillais alors dans le secteur de l’assurance-vie, j’ai eu la chance d’avoir un patron formidable qui a cru dans notre idée et accepté de devenir le premier client d’Handirect. Malgré cela, je mentirais en disant que les débuts ont été faciles.
Mais comme ce que nous offrions correspondait à un besoin, nous avons pu grandir et nous installer dans le paysage.
 
Quels sont vos critères de recrutement s’agissant des personnes en situation de handicap ? Viennent elles spontanément à vous ?
Les critères de recrutement sont exactement les mêmes que pour les personnes non handicapées. À ceci près que, comme elles sont dix fois moins nombreuses, nous avons plus de temps pour examiner les dossiers en profondeur, et donc plus de chances de recruter la bonne personne pour le bon poste. Du coup, je dirais qu’il est presque plus facile de recruter un handicapé qu’un non-handicapé. En amont, nous passons essentiellement par une structure qui s’appelle Cap emploi, l’équivalent de Pôle emploi pour les personnes en situation de handicap, et nous sommes ensuite accompagnés par l’Agefiph(2), l’organisme paritaire en charge de l’insertion des handicapés dans la vie professionnelle.
Au-delà de cet aspect pratique, il y a une dimension psychologique que je voudrais souligner : les gens que nous recrutons ont parfois été en situation d’échec dans leur précédente recherche d’emploi. Et le fait que nous leur rendions confiance est très souvent le facteur déclenchant d’une inclusion réussie. Là où un recruteur classique dirait : « vous ne pouvez pas occuper tel poste parce que… », nous disons quant à nous  : «  quel changement précis faudrait-il apporter à ce poste pour qu’il soit pour vous ? ». Cela change du tout au tout, non ?
 
Vu la croissance de votre entreprise et le fait que vous avez élargi votre activité à la restauration, on imagine que la confiance que vous avez mise dans vos collaborateurs a été largement payée de retour. Comment se passe la vie quotidienne à Handirect et maintenant chez En 10 Saveurs ?  
Je mentirais en vous disant que tout a été facile, mais les bonnes surprises n’ont pas manqué, notamment chez En 10 Saveurs, quand il s’est agit de se réinventer avec la crise du Covid. C’est dans des circonstances comme celles-là qu’on mesure le pouvoir de la confiance. En quelques semaines, nous sommes passés d’un restaurant classique accueillant le personnel des entreprises du quartier à une entreprise de restauration à domicile avec tout ce que cela comporte de logistique nouvelle et de changement dans les habitudes. Je peux vous dire que ceux qu’on appelait autrefois les « inadaptés » (affreux mot désormais banni du vocabulaire, fort heureusement) se sont adaptés à une vitesse qui pourrait servir d’exemple à beaucoup  ! Après avoir testé la vente à emporter – succès mitigé, parce que tout le monde faisait comme nous ! –, nous avons lancé des box pour l’apéritif et le café, qui ont tout de suite trouvé leur marché – nous les envoyons d’ailleurs partout en France. Les produits utilisés sont pour un tiers fabriqués dans notre restaurant, un tiers par des producteurs français attentifs au développement durable, et le dernier par des entreprises répondant aux mêmes critères mais employant, en sus, des personnes handicapées.
 
Parallèlement à Handirect et au restaurant, vous avez repris l’association Grandir à l’École et en Société, qui cherche à améliorer l’accès à l’apprentissage et à l’emploi des handicapés. Avez-vous encore d’autres projets ?
Un seul et toujours le même  : pousser plus loin l’expérience, en insistant sur l’emploi des personnes en situation de handicap. Tout ce qui est tenté dans ce sens, y compris par nous, est couronné de succès… Et pourtant, les préjugés restent suffisamment forts pour que, globalement, notre exemple reste limité. Il faut donc insister, insister encore… Et faire connaître notre expérience pour convaincre de nouveaux candidats.

Quel serait votre plus beau souvenir depuis la création d’Handirect ?
Notre plus belle récompense, ce fut, il y a quatre ans, de pouvoir réunir sur une péniche l’ensemble de notre réseau (dix-huit agences) et de nous dire : «  Que de monde  !  » en pensant à nos premières années de galère ! Mais mon plus beau souvenir, il se renouvelle souvent. Chaque fois que je parviens à vendre une prestation… Et à créer de l’emploi et de la confiance en faveur des handicapés !
 
 
(1) Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu, Les Arènes, 2007.
(2) Association de Gestion du Fonds pour l’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées.
 

Les commentaires sont fermés.